Chapitre 12

   

Dag passa le début de cette matinée radieuse à persuader Faon que l'expérience de la nuit précédente, la première de sa vie, ne serait pas la dernière. Lorsqu'ils se réveillèrent, comblés, de la sieste qu'ils firent ensuite, la matinée était déjà bien avancée. Dag considéra sérieusement l'avantage de rester au lit jusqu'au départ de la patrouille, mais une faim de loup les poussa à se lever, se laver, s'habiller et descendre voir si le petit déjeuner était encore servi.

Faon descendit l'escalier devant Dag et se mit sur le côté pour laisser passer Utau, qui le remontait d'un pas lourd pour aller chercher le reste de son harnachement. Dag lança un sourire éclatant à son camarade. Utau tourna la tête, surpris, et fonça droit dans le mur, provoquant un bruit sourd. Il se reprit et se retourna pour les observer. Décidant prudemment d'ignorer cet épisode, Dag suivit Faon avant qu'Utau puisse parler. Il se dit qu'il devrait mieux contrôler son sourire et son essence étincelante. Un patrouilleur mûr, responsable et respecté ne devrait pas se pavaner avec aux lèvres le même sourire idiot que celui d'une citrouille découpée. Ça risquait d'effrayer les chevaux.

La patrouille de Mari devait repartir vers le nord et reprendre son maillage là où elle l'avait interrompu, presque deux semaines auparavant, pour apporter son aide. Avec son porte-monnaie bien rempli par les habitants de Forgeverre, la patrouille de Chato avait la charge d'acheter des chevaux dans la région calcaire au sud de la Grâce. Elle serait ralentie les premiers jours par un chariot transportant Saun et Reela, qui n'étaient pas encore prêts à monter à cheval. Le couple devait terminer sa convalescence dans un camp de Marcheurs du Lac qui contrôlaient le bac traversant le fleuve, puis être récupéré à la fin de la mission. Les deux patrouilles avaient prévu de partir à midi, une heure clémente. Dag sentait l'influence modératrice de Chato sur Mari. Celle-ci était tout à fait capable d'ordonner un départ à l'aube après un arc-à-terre, puis de dissimuler son hilarité sous un masque de sévérité tandis que sa troupe endormie se mettait maladroitement en marche. Mari était de loin la parente préférée de Dag, mais il n'avait pas de mal à en faire abstraction, et il pria les dieux absents pour ne pas la croiser ce matin-là.

Après le petit déjeuner, Dag aida à traîner les dernières affaires de Saun dans le chariot et, quand il se retourna, il vit que ses prières, comme d'habitude, n'avaient pas été exaucées. Mari tenait les rênes de son cheval, l'observant avec une exaspération muette.

Il leva un sourcil, essayant désespérément de ne pas sourire. Ou, pire, de glousser.

— Quoi?

Elle inspira profondément, et lui cracha:

— Espèce d'imbécile. Ça ne vaut pas plus la peine de te parler ce matin que de parler aux roitelets gazouillant dans cet orme de la cour. J'ai dit ce que j'avais à dire. Je te verrai au camp dans quelques semaines. Peut-être que l'attrait de la nouveauté sera tari d'ici là et que tu auras recouvré tes esprits, qui sait? Tu te débrouilleras pour t'expliquer avec Corbeau Loyal, c'est tout ce que je peux dire.

Dag se redressa.

— Je n'y manquerai pas.

— Hé! (Elle se retourna pour rassembler ses rênes, puis le regarda à nouveau, le sérieux ayant remplacé l'énervement dans ses yeux.) Fais attention à toi dans cette région de fermiers, Dag.

Il aurait préféré se faire passer un savon plutôt quelle lui fasse part de cette inquiétude véritable, contre laquelle il était sans défense.

— Je fais toujours attention.

— Ce n'est pas ce que j'ai remarqué, dit-elle sèchement.

En silence, Dag l'aida à monter, et elle accepta son aide avec un hochement de tête, se mettant en selle avec un soupir fatigué.

Elle avait maigri, pensa-t-il, ces dernières années. Il lui fit un sourire d'adieu et elle s'appuya sur le pommeau de son arçon, baissant la voix:

— Je t'ai vu passer par de nombreux états différents, dont la bêtise. Mais je ne t'ai jamais vu aussi heureux. De quoi faire pleurer une vieille femme, tu es... Fais attention à cette jeune femme aussi, alors...

— J'y compte bien.

— Hum. Voyez-vous ça.

    Elle secoua la tête et claqua la langue pour faire avancer son cheval, et Dag se souvint à ce moment-là seulement de la dernière fois où il lui avait fait part de ses projets.

Mais il savait que Mari était déjà abordée par des centaines de détails auxquels un chef de patrouille en mission doit penser - autant qu'il s'en souvenait. Elle passa sa troupe en revue, vérifiant les harnachements, les chevaux, les visages, évalua le tout et jugea qu'ils pouvaient repartir. Pour aujourd'hui. Encore une fois.

Faon finissait d'aider Reela, l'une des dizaines de personnes avec qui elle avait apparemment réussi à sympathiser cette dernière semaine. Les deux jeunes femmes se dirent au revoir gaiement et Faon descendit du chariot pour regarder avec lui la patrouille se former et passer le portail au trot. Les cavaliers furent au moins aussi nombreux à saluer Faon que lui. Quelques minutes plus tard, la patrouille de Chato monta à son tour et s'éloigna, à une allure plus lente à cause du chariot cahotant. Saun leur fit des gestes d'adieu aussi enthousiastes que le lui permettaient ses blessures. Le silence s'abattit sur la cour de l'écurie.

Dag soupira, partagé entre le soulagement d'être débarrassé de toute cette petite troupe, bruyante et exaspérante, et la solitude déconcertante qu'il ressentait toujours lorsqu'il était séparé de son peuple. Il se dit que c'était ridicule d'être perturbé par ces deux sentiments à la fois. Quoi qu'il en soit, il y avait d'autant plus de raisons de se montrer prudent maintenant qu'il était le seul Marcheur du Lac dans une ville de fermiers, et il s'efforça péniblement d'afficher à nouveau d'une expression de courtoisie prudente. Sauf que maintenant, Faon était là aussi.

Les palefreniers se dispersèrent vers la sellerie ou la porte de derrière de la cuisine, marchant lentement dans l'humidité tout en discutant.

— Ils n'étaient pas si terribles finalement, dit Faon en regardant, pensive, le portail. Je ne pensais pas qu'ils m'accepteraient, mais si.

— C'est la patrouille. Au camp, c'est différent, dit Dag d'un air absent.

— Comment ça?

— Euh... (Quelques phrases toutes faites et sans saveur lui vinrent à l'esprit, le temps nous le dira, ne t'en fais pas à l'avance.) Tu verras bien.

Il répugnait curieusement à lui expliquer, en cette matinée radieuse, pourquoi sa guerre personnelle contre les êtres malfaisants n'était pas l'unique raison pour laquelle il se portait toujours volontaire pour des missions supplémentaires, et cela plus que quiconque au camp du lac Hickory. Son record avait été de dix-sept mois sans y retourner, même s'il avait dû changer de patrouille plusieurs fois pour y parvenir.

— Devons-nous partir aujourd'hui nous aussi? demanda Faon.

Dag revint à lui avec un sursaut et la prit dans ses bras, l'attirant contre sa hanche.

— En fait, non. Il y a deux jours de trajet jusqu'à Lumpton, si on se dépêche, mais nous n'avons pas besoin de nous hâter. On peut partir tranquillement demain, y aller par étapes.

Ou plus tard encore, pensa-t-il. Une idée très tentante.

— Je me demandais si je devais rendre ma chambre, vu que je ne suis pas une patrouilleuse et tout ça.

— Quoi ? Non ! Tu peux garder cette chambre aussi longtemps que tu le voudras, Etincelle, dit Dag, indigné.

— Euh, en fait, justement. (Elle se mordit la lèvre, mais ses yeux, réalisa-t-il, étincelaient.) Je me demandais si je pourrais dormir avec toi ? Par économie...

— Bien sûr, par économie! Oui, tu as raison. Tu es une jeune fille très prévoyante, Etincelle.

Elle lui fit un petit sourire narquois. Une fossette ravissante apparaissait sur son visage lorsqu'elle souriait, ce qui fit fondre le cœur de Dag comme une motte de beurre laissée au soleil en plein été.

— Je vais aller déplacer mes affaires, dit-elle.

Il la suivit, se sentant aussi idiot que Mari lavait accusé d'être. Il ne pouvait pas, absolument pas, traverser les rues de Forgeverre en courant et en sautillant, hurlant à qui voulait bien l'entendre: «Elle dit que je la rends heureuse lorsqu'elle me regarde!»

Et pourtant il en mourait d'envie.

   

 * * *

   

Ils ne partirent pas le lendemain, car il pleuvait. Ni le jour d'après, car la pluie menaçait encore. Le matin suivant, Dag déclara que Faon était trop éprouvée à cause d'une nuit particulièrement acrobatique qui les laissa contusionnés, mais ravis, pour pouvoir monter confortablement. Pourtant, dès le milieu d'après-midi, elle sautillait comme une puce tandis que lui boitait, le dos paralysé par un muscle déchiré. Ce qui fournit l'excuse idéale pour traînasser encore le lendemain. Il imagina sa conversation avec Corbeau Loyal : «Pourquoi es-tu en retard, Dag?» «Désolé, monsieur, je me suis estropié en faisant passionnément l'amour à une jeune fermière. » Oui, cela conviendrait à merveille.

Regarder Faon découvrir les délices que recelait son propre corps était un enchantement pour Dag, aussi inlassablement excitant que de regarder sous les nénuphars. Il devait revenir très loin en arrière pour faire des comparaisons, car il avait fait ces découvertes lorsqu'il était bien plus jeune. Il se rappelait en effet que tout cela l'avait rendu un peu fou à l'époque. Il découvrit qu'il n'avait pas besoin de se triturer les méninges pour faire preuve d'imagination quand il lui faisait l'amour, car elle était toujours submergée par les merveilles de la répétition. Ainsi, il ne provoqua rien qu'il ne sût entretenir.

Il se découvrit également un faible insoupçonné pour les massages de pieds. Si jamais Faon voulait le clouer sur place, il n'était nullement besoin de l'attacher avec des cordes. Ses petites mains fermes descendaient sous ses chevilles et il s'effondrait comme un homme terrassé. Il restait là, tétanisé, et essayait de ne pas baver de façon trop répugnante sur son oreiller. Dans ces moments-là, ne plus quitter le lit pour le reste de ses jours semblait la définition même du paradis. Tant qu'Etincelle y était avec lui.

Les courtes nuits d'été étaient bien remplies, mais cela laissait Dag perplexe de voir les journées passer si vite. D'une tranquille promenade à cheval pour que Faon puisse essayer sa nouvelle jument et son pantalon de cavalière, agrémenté d'un pique-nique au bord du fleuve, ils faisaient un après-midi derrière le rideau d'un saule pleureur qui durait jusqu'au coucher du soleil. Sassa, le beau-frère des Montegué, leur rendit encore visite, et Dag découvrit en Faon un goût apparemment insatiable pour les visites aux artisans de Forgeverre. Sa curiosité infinie et sa passion pour les questions ne se limitaient pas aux patrouilleurs et au sexe, si flatteur que cela eut été, mais semblaient s'étendre au monde entier. La présence de Sassa, plein de bonne volonté, de fierté même, et ses contacts familiaux leur ouvrirent la porte des arrière-boutiques des ateliers d'un brûleur de briques, d'un orfèvre, d'un sellier, de trois sortes de moulins, d'une poterie - Faon fabriqua même un pot tout simple sous la tutelle enthousiaste de la potière, et se couvrit joyeusement de boue ce faisant - ainsi qu'une autre visite aux propres ateliers de verrerie de Sassa, car Dag avait manqué la première, étant alors enfoncé jusqu'à la taille dans des marécages.

Dag ne montra tout d'abord qu'un intérêt poli - il ne faisait plus attention aux détails qui ne concernaient pas ce qu'il devait pister et tuer - mais il se trouva bientôt pris dans le même engrenage de fascination que Faon. Grâce à une force étudiée et des litres de sueur, les verriers mélangeaient le sable et le feu avec une synchronisation méticuleuse pour transformer l'essence même de leurs matériaux en une brillance fragile et figée. C'est de la magie de fermiers, et ils ne s'en rendent même pas compte, pensa Dag, complètement absorbé par la façon dont ils soufflaient le verre dans des moules pour fabriquer plusieurs objets de facture semblable. Sassa offrit à Faon une coupe dont elle avait assisté à la fabrication quelques jours plus tôt, maintenant recuite, et elle décida de la rapporter à sa mère. Dag doutait de pouvoir la rapporter entière à Bleu-Ouest dans une sacoche, mais Sassa leur donna une boîte en bois remplie de paille, et d'espoir. Ce serait encombrant, mais Dag se promit de s'en charger.

    Plus tard, Faon déballa la coupe qu'elle posa sur leur table de nuit afin de l'exposer à la lumière du soir. Dag s'assit sur le lit et regarda avec un intérêt égal au sien la façon dont la clarté se cognait contre le verre, formant des arcs-en-ciel vacillants.

— Tous les objets ont des essences, sauf ceux que les êtres malfaisants ont vidés, remarqua-t-il. Les essences des êtres vivants sont toujours mobiles et changeantes, mais même les rochers émettent une sorte de vibration basse et régulière. Lorsque Sassa a fait ce verre et l'a modelé, c'est comme si son essence était devenue vivante, tant elle s'est transformée. Maintenant elle est redevenue immobile, mais elle a changé. C'est comme si (il tendit la main, comme pour attraper le mot exact), comme si elle chantait une mélodie plus vive.

Faon s'écarta, les mains sur les hanches et le regarda, l'air un peu frustrée. Malgré toutes les questions qu'elle pourrait poser, il semblait s'aventurer dans un endroit où elle ne pouvait jamais le suivre.

— Alors, dit-elle lentement, si les choses peuvent changer leur essence, peut-on faire bouger les choses en appuyant sur leur essence ?

Dag cligna des yeux, légèrement choqué. Etaient-ce le hasard ou la pure logique qui rapprochaient tant sa question du cœur des secrets des Marcheurs du Lac? Il hésita.

— En théorie, dit-il finalement. Mais aimerais-tu voir comment un Marcheur du Lac fait bouger l'essence de cette coupe d'un côté de la table à l'autre ?

Elle écarquilla les yeux.

— Montre-moi !

L'air grave, il se pencha en avant, tendit la main et poussa la coupe de quelques centimètres.

— Dag! s'écria Faon avec exaspération. Je croyais que tu allais me montrer de la magie.

Il sourit brièvement, surtout parce qu'il n'arrivait pas à la regarder sans être comblé.

— Essayer de faire bouger quelque chose à partir de son essence, c'est comme pousser le bout d'un long levier. C'est toujours plus facile de le faire à la main. Même si on dit... (il hésita encore) que les anciens seigneurs sorciers se réunissaient en groupes pour faire de la magie compliquée. Comme unir des essences pour les guérir, ou celles de deux amoureux, avec quelques subtilités oubliées.

— Vous ne faites plus ça maintenant?

— Non. Nous sommes trop peu nombreux - peut-être que notre lignée a été dénaturée pendant l'époque sombre, qui sait. En tout cas, c'est interdit.

— Je voulais dire pour vos maillages.

— C'est seulement une question de perception. Comme la différence entre toucher avec la main et pousser avec la main, peut-être.

— Pourquoi est-ce interdit de pousser? Ou est-ce le fait de se réunir qui n'est pas autorisé ?

Il aurait dû savoir que sa dernière remarque soulèverait d'autres questions. Jeter un fait à Faon était comme jeter un morceau de viande à une meute de chiens affamés. Cela provoquait toujours une rixe.

— De mauvaises expériences, répondit-il d'un ton définitif.

Bon, à en juger par ses lèvres serrées et ses sourcils froncés, cette tactique n'allait pas fonctionner. Il fallait tenter une diversion.

— Laisse-moi te dire, cependant, que pas un seul patrouilleur au-dessus de Luthlia ne peut survivre dans la région des lacs sans apprendre comment repousser les moustiques avec son essence. De féroces petits insectes qui vous vident de tout votre sang, ça oui.

— Vous utilisez la magie pour repousser les moustiques? demanda-t-elle comme si elle hésitait entre être impressionnée et offensée. Nous nous contentons d'une crème affreuse à étaler sur notre peau. Quand on sait ce qu'il y a dedans, on préférerait presque se faire piquer.

Il ricana, puis soupira.

— On dit que nous sommes un peuple déchu, et c'est ce que je crois. Les anciens seigneurs ont bâti de grandes cités, des navires, des routes, ils ont transformé leur corps, recherché la longévité, et ont fini par conduire le monde à sa perte. Même si je pense que c'était une époque fantastique, avant ça. Moi, je repousse les moustiques. Oh, et je peux appeler et congédier mon cheval, si je l'ai bien dressé! Et aider à soigner un corps blessé, si j'ai de la chance. Et voir le monde en double, jusqu'à l'essence. C'est tout pour la magie de Dag, j'en ai bien peur.

Elle releva les yeux sur lui.

— Et tuer des êtres malfaisants, dit-elle lentement.

— Oui, principalement.

Il l'enlaça, avalant sa question suivante dans un baiser.

   

* * *

   

Il fallut presque une semaine pour que l'ancre de la conscience de Dag parvienne à le sortir des nuages pour reprendre la route. Il aurait voulu jeter par-dessus bord ce foutu poids mort. Mais un matin, alors qu'il se rasait, il vit Faon, à moitié habillée, regardant les sourcils froncés son sac de couchage et le couteau du partage.

Il s'approcha et la prit dans ses bras, serrant son dos nu contre son torse nu.

— Il est temps, j'imagine.

— Je pense, oui, soupira-t-il. Mes congés inutilisés toutes ces années sont innombrables, mais Mari m'a libéré pour que je puisse résoudre le mystère de cette chose, pas pour traînasser dans ce paradis de briques et de bardeaux. Les larbins me jettent des regards en coin, ces derniers temps.

— Ils ont été très gentils avec moi, observa-t-elle judicieusement.

— Tu es douée pour te faire des amis.

A vrai dire, tout le monde, des cuisiniers aux aides, des femmes de chambre aux palefreniers jusqu'au patron et sa femme, prenaient la défense de Faon, l'héroïne fermière. A tel point que Dag soupçonnait que si elle demandait: «Mettez ce type dégingandé à la rue!», il se retrouverait vite assis par terre, agrippé à ses sacoches. Les habitants de Forgeverre qui travaillaient ici avaient l'habitude des Marcheurs du Lac et de leurs étranges manières entre eux, mais il ne faisait pas de doute pour Dag qu'ils toléraient difficilement cette union, et qu'ils le faisaient seulement en raison de la joie évidente de Faon. Les autres clients, les conducteurs de bestiaux et de chariots, les familles de voyageurs et les bateliers qui supervisaient les chargements sur le fleuve regardaient ce drôle de couple d'un air désapprobateur, surtout après avoir entendu les commérages embrouillés qui circulaient à leur sujet.

Dag se demanda comment on le regarderait à Bleu-Ouest. Faon s'était petit à petit réconciliée avec l'idée de s'arrêter chez elle, en partie à cause de la culpabilité qu'elle avait ressentie quand il lui avait décrit l'angoisse probable de ses parents, et aussi grâce à la promesse qu'il lui avait faite de ne pas l'abandonner là-bas. C'était le seul serment qu'elle lui ait jamais demandé de répéter.

Il posa un baiser sur le sommet de sa tête et laissa son doigt courir autour des blessures en voie de guérison sur sa joue gauche.

— Tes bleus commencent à disparaître. J'imagine que si je te ramène chez tes parents en me présentant comme ton protecteur, je serai plus convaincant si tu n'as pas l'air d'avoir perdu une bagarre d'ivrognes.

Elle sourit et lui embrassa la main, mais les doigts de Dag se faufilèrent jusqu'aux marques sur son cou.

— A part celles-là.

— Ne gratte pas.

— Elles me démangent. Est-ce qu'elles vont finir par tomber? Les autres croûtes ont déjà disparu.

— Bientôt, à mon avis. Il y aura encore ces entailles d'un rouge profond pendant un moment, mais elles disparaîtront presque comme les autres cicatrices. Elles deviendront argentées avec le temps.

— Oh! Cette longue trace brillante sur ta jambe qui part derrière ton genou et remonte autour de ta cuisse : c'était une griffure d'être malfaisant alors?

Elle avait répertorié les marques sur son corps aussi minutieusement qu'un topographe les grilles des maillages, ces derniers temps, et avait demandé des explications pour la plupart d'entre elles.

— Juste un effleurement. Je me suis échappé, et mon camarade a enfoncé son couteau un instant plus tard.

Elle se retourna pour entourer sa taille de ses bras.

— Je suis heureuse qu'il ne t'ait pas attrapé plus haut, dit-elle d'un ton sérieux.

Dag étouffa un rire.

— Moi aussi, Etincelle!

   

* * *

   

A midi, ils s'engageaient sur la route.

Ils avancèrent lentement, en raison d'une part de leur manque commun d'enthousiasme pour leur destination, d'autre part de l'humidité qui régnait depuis la dernière pluie. Les chevaux marchaient d'un pas pesant sous un soleil éclatant. Dag avait l'impression que leurs cavaliers parlaient ou restaient silencieux avec la même facilité. Ils passèrent l'après-midi du lendemain - de nouveau pluvieux - dans le grenier de la grange de la maison au puits où ils s'étaient vus pour la première fois, à manger des produits de la ferme et à écouter les bruits apaisants des gouttes sur le toit et des chevaux mâchonnant du foin au-dessous d'eux. Ils ne remarquèrent même pas que l'orage avait cessé et passèrent la nuit là.

Le lendemain, le temps était plus vif et plus clair, la blanche brume de chaleur s'étant déplacée à l'est, et ils repartirent à contrecoeur. La cinquième nuit d'un trajet censé durer deux jours, ils s'arrêtèrent non loin de Lumpton-Ville pour camper une dernière fois. Faon pensait qu'un départ matinal de Lumpton leur permettrait d'arriver à Bleu-Ouest avant la nuit. Dag avait du mal à imaginer ce qui attendait Faon, même si les histoires de famille qu'elle lui avait lentement dévoilées lui avaient permis de se forger une idée de ceux qu'il allait rencontrer.

    Ils trouvèrent un endroit où camper au bord d'un ruisseau sinueux, hors de vue de la route, sous un bosquet dispersé de dirca des marais. Plus tard, à l'automne, les cosses pendraient sous les grosses feuilles en forme de pique telles des centaines de lanières de cuir, mais pour l'instant les arbres étaient en pleine floraison. Des pointes s'élevaient de couronnes de feuilles avec des dizaines de fleurs blanc lin de la taille d'un coquetier, diffusant leur doux parfum dans l'air du soir. Alors que la nuit sans lune tombait, des lucioles s'élevèrent au bord du ruisseau et dans le pré un peu plus loin, scintillant dans la brume. Sous le dirca des marais, les ombres s'épaissirent.

— J'aimerais pouvoir mieux te voir, murmura Faon lorsqu'ils s'étendirent sur leurs couvertures réunies et commencèrent à s'attaquer mutuellement à leurs boutons.

Personne n'aurait voulu d'une couverture, par une chaleur pareille.

— Hum, fit Dag en se relevant sur un coude et en lui souriant dans le noir. Donne-moi une minute, Faon, que je puisse y faire quelque chose.

— Non, ne mets pas plus de bois dans le feu, il fait trop chaud.

— Je n'en avais pas l'intention. Attends. En fait, ferme les yeux.

Il étendit son InnéSens jusqu'à la limite et ne rencontra pas de menace à un kilomètre à la ronde, seulement la petite vie de l'herbe : les souris, les musaraignes, les lapins et les sturnelles endormis. Au-dessus, il repéra quelques chauves-souris qui voletaient, et le passage silencieux et spectral d'une chouette. Il resserra encore les mailles de son filet, l'emplissant d'une vie plus minuscule encore. Ce n'était pas de la force, mais de la persuasion... Oui. Ça marchait encore. L'arbre commença à se remplir de ses invités. A côté de lui, le visage de Faon sortit lentement de l'obscurité, comme si elle émergeait d'une eau profonde.

— Est-ce que je peux les ouvrir maintenant? demanda-t-elle, les yeux consciencieusement fermés.

— Encore un instant... Oui. Maintenant.

Il ne la quitta pas des yeux alors qu'elle levait la tête, pour ne pas manquer son émerveillement. Elle ouvrit les yeux, puis les écarquilla. Ses lèvres s'entrouvrirent.

Au-dessus d'eux, le dirca des marais était rempli de centaines, peut-être même de milliers de lucioles - assez perplexes d'après ce qu'en percevait Dag -, si nombreuses que les plus petites branches ployaient sous leur poids. Nombre d'entre elles se glissèrent dans les fleurs blanches et, lorsqu'elles s'allumèrent, les coupes de pétales luisirent comme de pâles lanternes. La lueur douce et sans ombre les baignait tous les deux. Elle en eut le souffle coupé.

— Oh, dit-elle en se relevant sur un coude et en regardant en l'air. Oh...

— Attends. Je peux faire mieux.

Il se concentra et fit descendre un tourbillon chatoyant d'insectes qui vinrent se poser dans les cheveux sombres de Faon, les illuminant comme une couronne de bougies.

— Dag! (Elle riait comme une folle, à moitié ravie, à moitié indignée, touchant doucement ses boucles.) Tu as mis des insectes dans mes cheveux!

— Il se trouve que je sais que tu aimes les insectes.

— C'est vrai, admit-elle, bonne joueuse. Certains, en tout cas. Mais comment... ? As-tu aussi appris ça dans les bois de Luthlia ?

— A vrai dire, non. J'ai appris ça au camp, lorsque mon InnéSens m'est apparu pour la première fois. J'avais environ douze ans, je crois. Les enfants s'apprennent ça les uns les autres. Les adultes ne l'enseignent pas, mais je pense que la plupart savent comment attraper les lucioles de cette manière. C'est juste qu'on oublie. On grandit, on a plein de choses à faire. Mais, je dois l'admettre, je n'en ai jamais attrapé plus d'une poignée avant ça.

Elle ne pouvait s'empêcher de sourire.

— C'est un peu étrange. Mais ça me plaît. Quoique dans les cheveux - hé ! Dag, elles me chatouillent les oreilles !

— Les chanceuses.

Il se pencha et souffla sur celles qui s'étaient égarées sur la courbe de son oreille, chassant les chatouillis d'un baiser.

— Tu dois être couronnée de lumière comme la lune qui se lève.

— Ouais, dit-elle d'une petite voix bourrue, et elle renifla. (Elle suivit du regard les fleurs-lanternes penchées au-dessus d'eux, puis le regarda à nouveau.) Pourquoi est-ce que tu as fait ça, d'abord ? Je suis déjà aussi remplie de joie que mon corps peut en contenir, et toi tu en rajoutes encore. C'est du gâchis, à mon avis. Ça va finir par déborder...

La lumière brillait dans ses yeux baignés de larmes.

Il l'attira à lui pour que ses larmes brûlantes tombent sur sa poitrine comme une pluie d'été.

— Déborde sur moi, dit-il.

Il libéra son diadème scintillant et laissa les minuscules créatures remonter dans l'arbre. A leur lueur, ils firent l'amour lentement jusqu'à ce que minuit apporte silence et sommeil.

   

Lumpton-Ville était plus petite que Forgeverre, mais néanmoins très animée. Elle se trouvait à la confluence de deux fleuves au cours capricieux flanqués le long d'une interminable corniche d'argile et de calcaire remontant vers le nord. Deux vieilles routes se croisaient à cet endroit qui avait sans doute été le site d'une capitale de région à l'époque où régnaient les seigneurs. Désormais, une grande partie de la ville nouvelle était bâtie avec d'anciens blocs de construction venant d'une mine se trouvant dans les bois environnants, des murs ordinaires en pierres sèches des champs, mais aussi en gravats bien moins identifiables. L'œil exercé de Dag remarqua cependant quelques maisons récentes en briques plus raffinées à la périphérie de la ville. Les ponts étaient en bois, de facture récente, et suffisamment larges et solides pour les gros chariots.

    Dag cherchait une hôtellerie dont il savait que l'accueil réservé aux patrouilleurs était aimable. Elle se trouvait dans la partie nord de Lumpton, si bien que Faon et lui traversèrent en début d'après-midi la place principale, où le marché battait son plein. Faon se retourna sur sa selle, observant les baraques, les chariots et les bâches alors qu'ils contournaient l'endroit.

— J'ai cette coupe en verre pour maman, dit-elle. J'aimerais avoir quelque chose à rapporter à tante Futée. Mes parents l'emmènent rarement quand ils viennent ici.

Ce qui était un rituel annuel, d'après ce que Dag avait compris.

Tante Futée était la sœur aînée de la mère de Faon, bien plus âgée qu'elle, aveugle depuis qu'une infection infantile lui avait enlevé la vue à l'âge de dix ans. Elle était venue avec la mère de Faon lorsque cette dernière s'était mariée, en guise de dot. A demi valide mais loin d'être oisive, elle s'occupait de toute la couture et du tissage de la ferme, et elle vendait parfois le fruit de son travail pour gagner un peu d'argent supplémentaire. Et c'était la seule personne de la famille dont Faon pouvait parler sans avoir cette tension cachée dans sa voix et dans son essence.

Maintenant qu'il avait compris son objectif, il suivit obligeamment le regard de Faon. De toute évidence, on ne rapportait pas de la nourriture dans une ferme. Les vêtements et les tissus à vendre sembleraient également malvenus. Il passa en revue les boutiques permanentes bordant la place.

— Des outils ? Des ciseaux, des aiguilles ? Quelque chose pour coudre ou tisser ?

— Elle en a déjà beaucoup, soupira Faon.

— Quelque chose qui s'use, alors. De la teinture ? (L'incertitude fit faiblir le ton de sa voix.) Ah, sûrement pas.

— Maman s'occupait des teintures, même si c'est moi qui suis censée le faire maintenant. Je voudrais trouver quelque chose rien que pour elle, dit-elle en plissant les yeux. De la fourrure...

— Bon, allons voir.

Ils descendirent de cheval et Faon examina un étal où une femme proposait, d'après Dag, des peaux de qualité inférieure. Des animaux communs de la région, du raton laveur, de l'opossum et du daim.

— Je pourrais lui en trouver de bien plus belles plus tard, murmura-t-il, et avec une grimace d'acquiescement Faon arrêta de fouiller dans les piles trop ternes.

Ils continuèrent de se promener côte à côte en menant leurs chevaux.

Faon s'arrêta et se retourna, la bouche entrouverte, en passant devant une étroite pharmacie coincée entre une cordonnerie et la boutique d'un scribe-barbier-arracheur de dents - difficile de savoir si celui-ci était un seul homme. La pharmacie avait une large fenêtre, avec de petits carreaux de verre dans un encadrement en bois en arc de cercle pour offrir une meilleure vue.

— Je me demande s'ils vendent de l'eau parfumée comme celle que les patrouilleuses ont trouvée à Forgeverre.

Ou de l'huile, ne put s'empêcher de penser Dag. Ils pourraient bien refaire leur stock, même si la possibilité d'une utilisation chez les Prébleu paraissait peu probable. La gratitude que sa famille pourrait éprouver envers celui qui leur ramènerait vivante leur seule fille ne risquait guère de s'étendre à la permission de les laisser dormir ensemble. Quoi qu'il en soit, ils attachèrent leurs chevaux aux barrières qui longeaient le trottoir en pavés et entrèrent.

La boutique vendait quatre sortes d'eaux parfumées, mais seulement de l'huile toute simple, ce qui facilita le choix de Dag. Pendant que Faon se parfumait dans une joyeuse indécision, il consacra son temps à observer le stock impressionnant d'herbes de la boutique, dont plusieurs de grande qualité qui étaient fabriquées par les Marcheurs du Lac. Son choix enfin fait, ils attendirent que leurs petits achats soient emballés. Pas si petits que ça pour la bourse de Faon, remarqua Dag alors qu'elle s'arc-boutait pour échanger quelques-unes de ses rares pièces contre ce petit plaisir.

Dehors, Dag rangea les paquets dans sa sacoche et se tourna vers Faon pour l'aider à monter sur sa jument baie. Elle regardait sa selle, immobile, d'un air consterné.

— Mon sac de couchage n'est plus là! (Elle toucha les lanières en cuir brut derrière son troussequin.) Est-ce qu'il est tombé sur la route ? Je sais que je l'ai attaché mieux que...

La main de Dag suivit la sienne, et sa voix se durcit.

— Elles ont été coupées. Regarde, les nœuds ne sont pas défaits. C'est un voleur.

— Dag, le couteau était dans mon sac !

Il ouvrit brusquement son InnéSens qui tressaillit, perturbé par le tumulte se déversant de tous ces gens autour d'eux. Il chercha à travers ces bruits un léger carillon familier. Juste... là. Il releva la tête et il vit une mince silhouette qui disparaissait de l'autre côté de la place, entre deux immeubles, le sac jeté avec désinvolture sur l'épaule, comme s'il lui appartenait.

— Je le vois, dit-il d'une voix acerbe. Attends ici !

Il s'élança à sa poursuite à grands pas, mais sans courir. Derrière lui, il entendit Faon demander aux passants : « Est-ce que vous avez vu quelqu'un tourner autour de nos chevaux ? »

Dag essaya de calmer sa fureur pour la réduire à une simple contrariété, dirigée avant tout contre lui. S'il était venu ici avec un groupe de patrouilleurs, quelqu'un serait resté avec les chevaux par mesure de précaution. Alors pourquoi avait-il baissé la garde ? Une impression déplacée d'anonymat. Si seulement il avait pris la peine de regarder par la fenêtre, il aurait pu surveiller le cheval lui-même. S'il avait laissé son InnéSens ouvert, il aurait pu déceler une réaction rétive de la part de Tête de Cuivre lorsqu'un inconnu s'était trop approché. Peu importe, c'était trop tard.

Dans une ruelle à l'arrière des immeubles, il se rapprocha de sa proie. Le garçon était accroupi derrière un tas de bois, et pas seul. Un comparse bien plus costaud et âgé - un frère, un ami, son patron ? - était agenouillé à côté de lui tandis qu'ils déroulaient le sac de couchage pour examiner leur butin.

Le gros disait d'un air dégoûté :

— C'est seulement des vêtements de fille. Pourquoi n'as-tu pas pris ses sacoches, imbécile ?

— Cette brute de cheval roux a essayé de me donner un coup de sabot, et les gens regardaient, répondit le garçon d'un ton revêche. Attends, qu'est-ce que c'est que ça ?

Le gros souleva le fourreau du couteau du partage par sa lanière cassée. La pochette se balança, et il approcha la main du manche en os.

— Ton arrêt de mort, si tu y touches, gronda Dag en fondant sur eux. J'y veillerai personnellement.

Le garçon le regarda, poussa un cri et partit en courant, jetant un regard paniqué par-dessus son épaule. Le gros, les yeux écarquillés, se releva vivement et referma la main sur une grosse bûche. Il ne faisait aucun doute qu'ils avaient dépassé le stade des piètres explications et des « toutes mes excuses, monsieur, pour cette confusion entre propriétaires», quand bien même le solide voleur ait eu l'esprit et le cran d'essayer de s'en tirer ainsi. Il s'approchait déjà en faisant tournoyer son arme.

Dag leva un bras pour protéger son visage d'un coup qui l'aurait sans aucun doute brisé. La bûche de chêne s'abattit alors sur son avant-bras avec un bruit sourd écœurant, et le coup fut si violent qu'il faillit tomber à terre. Une douleur cuisante s'étendit dans son membre touché. Il ne pouvait plus sortir son couteau, mais le crochet attaché à son poignet gauche faisait une arme hautement menaçante. Le voleur fit un bond en arrière lorsque le coup de Dag frôla sa gorge. Révisant rapidement ses chances contre ces représailles inattendues et maladroites - plus malin qu'il en avait l'air? -, l'aspirant voleur lâcha et la pochette et la bûche et partit au galop à la suite de son jeune complice.

Faon et un groupe de trois ou quatre habitants de Lumpton apparurent au coin de l'allée alors que Dag se relevait en titubant. Calmement, il rabattit un coin de la couverture sur la pochette en cuir avec le bout de sa botte.

— Dag, est-ce que tu vas bien? s'écria Faon, inquiète. Tu saignes du nez !

Dag sentit un filet humide sur sa lèvre, qu'il lécha, et il reconnut cette saveur métallique qui ne trompait pas. Il essaya de lever la main pour toucher son visage endolori mais se rendit compte qu'elle ne fonctionnait pas normalement. Il inspira entre ses dents serrées dans un long sifflement causé par cette douleur cuisante. Il passa en revue les jurons qu'il connaissait mais n'en trouva pas d'assez puissant. Son InnéSens, replié sur lui-même, ne lui laissait aucun doute. Il se détourna, se pencha, et cracha du sang et de la fureur par terre avant de se retourner vers Faon.

— Mon nez va bien, marmonna-t-il avec une rage rentrée. Mais ce foutu bras droit est cassé !